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EODE
Exode.
L’ultime moment
dialectique signifié
par le ‘trans’ engage l’humain dans l’Exode
in-fini. Cet Exode n’est pas pour lui-même. Sa dynamique
ne se boucle pas sur elle-même. L’humain est béant
sur son autre dimension. Cette altérité reste
incontournable. Toute dynamique spécifiquement humaine n’est
jamais sans être aussi hors de soi, en avant de soi. Le
quatrième moment dialectique est celui de l’Exode
in-fini. Ce ‘trans’ ne cesse de faire mal là où
l’humain n’arrive à étreindre sa plénitude
sur elle-même. Il crève inlassablement l’horizon
des euphories immanentes. Sans lui, pourtant, l’authentique
humain n’est pas.
L’Exode
est l’expérience originaire dans la Bible et la
lumière centrale de son écriture. C’est à
partir de l’Exode que prend sens et ce qui précède
et ce qui suit. Que la Parole de Dieu dans la Bible prenne la forme
d’une histoire – l’Histoire
sainte – est lourd d'extrême signification. A travers
toute l’expérience humaine, c’est dans la Bible et
dans la Bible seulement que ce HORS DE et cet EN AVANT trouvent leur
pleine pertinence. Un peuple peut-il s’aventurer aussi loin
avec son Dieu sans qu’il n’en soit marqué au plus
profond de son être et de sa culture ?
L'Exode,
un événement historique unique et en même temps
paradigme pour l'homme de tous les temps. Paradigme de toute
authentique libération. Paradigme de l'espérance. Tu
n'as jamais fini de quitter les terres de servitude. Archétype
de tout exode : la sortie d'Egypte, la traversée du désert,
l'entrée en terre promise. Une suite de jubilations et
d'anti-jubilations. Une série de jubilations sur fond de
négativités. Libération après les
séculaires servitudes en terre étrangère. La
manne en abondance après la faim. L'eau du rocher après
la soif. La guérison par le serpent de bronze après les
morsures venimeuses. La nuée lumineuse après les longs
silences de Dieu. Le retour de Moïse après l'absence
déroutante du guide. La terre promise après une si
longue marche à travers le désert...
La
Bible se résume en l'Exode. C'est-à-dire
ce mouvement infini hors de. Tout le reste est en dépendance
de l'Exode. Même la ‘Création’.
Si le concept de ‘création’ est fondamental dans
la théologie biblique, celui d’ ‘histoire’
ne l’est pas moins. Les deux se rejoignent en un profond
rapport à la fois logique et ontologique. La ‘création’,
premier temps de l’histoire, ouvre l’histoire comme une
suite indéfinie de moments créationnels.
Exode
de toutes choses hors du
néant.
Irruption de l'originel Alpha qui
tend ensuite vers Oméga, dans l'ouverture d'un en avant
vers ce topos du futur qui est
u-topos. Si bien que la véritable genèse est
moins au début qu'à la fin. Cette tension vers la
nouvelle création. Cet eschaton
d'une nouvelle terre et de nouveaux
cieux. Cette montée vers la nouvelle Jérusalem, qui
n'aura plus ni soleil ni lune comme luminaire mais seulement le Fils
de l'Homme. Et peut-être l'homme moderne n'a-t-il pas encore
fini d'explorer les profondeurs de la matière telle que la
Bible la pressent en ses infinies possibilités créationnelles.
Un très profond lien entre
cosmos et logos. Quelque chose comme une ‘matière
spirituelle’ avec ses possibilités d’infinis
développements c'est-à-dire d'infinis exodes
de formes. Vers un nouveau concept de
‘nature’ qui, d'une part, ne serait plus mécaniste
et qui, d'autre part, n'aurait plus besoin d'un Dieu
transcendant.
Le cycle de l'éternel
retour. Pour les païens, tout
est toujours au départ. La suite est aux émanations et
aux dégradations, avec, dans la meilleure hypothèse, le
possible retour vers l’origine. Dans la Bible, dont la langue,
déjà, ne distingue pas vraiment entre présent et
futur, alpha est pour oméga et l’eschatôn est
principe. Le cycle de l’éternel retour
semble définir, depuis
toujours et comme allant de soi, le cadre, l’espace, le temps
et le mouvement du projet humain. Rien ne semble pouvoir se dérouler
hors de la roue fatale qui,
annihilant le temps de l’histoire, ramène en coïncidence
la fin avec l’origine, et enferme la dramatique de l’existence
dans la répétitivité archétypale. Elle
désamorce toute urgence et représente ainsi la plus
formidable défense contre le risque de l’aventure
existentielle et de l’engagement.
Le
temps dé-compose. Il
ex-pose l’être hors de lui-même. Il donne lieu à
du non-être. Une chose était et puis elle n’est
plus. Ou bien elle n’est pas encore. Le temps s’écoule
et fait écouler toute chose avec lui. Déperdition
d’être. Dégradation. Evasion d’être.
Fuite en avant. Ce qui dépend du temps simplement ad-vient
dans sa gratuité événementielle comme accident
ou s’écoule, irréversible, dans l’irrécupérable.
Absurde hors de. C’est Parménide qui a raison contre
Héraclite ! Et pourtant Héraclite a raison contre
la raison ! On ne nie le temps qu’en trahissant l’être
réel. On ne nie le temps qu’en trahissant la pensée
elle-même.
Aventure
et risque. L’animal a cette extraordinaire faculté
d’être complètement chez soi dans la nature. Il
vit en harmonie absolue avec elle. Il lui dit ‘oui’ sans
question et sans possibilité de question. Sans soupçon
et sans possibilité de soupçon. Dans un ‘dedans’
sans failles. Pourquoi l’homme
est-il si différent de
tous les autres animaux ? Pourquoi l’humain authentique ne
peut-il se réaliser que dans l’exode
d’un HORS DE ? Avec l’émergence
de sa conscience historique, l’homme perd ses assises
sécuritaires et son optimisme ontologique. Désormais il
est livré à l’aventure et au risque. La sécurité
profonde de la logique de l’éternel cycle des choses est
rompue. Le temps se met à exister et à mordre. L’homme
se découvre situé dans la contingence. Il n'est plus
soumis au destin aveugle et nécessaire, mais renvoyé à
la responsabilité de sa destinée. L’aventure
s’ouvre à l’infini. Et cette ouverture ne peut pas
ne pas être en même temps déchirure. Ouverture
d’un espace qui n’est plus de nécessité
mais de liberté où chaque moment devient
irréversiblement décisif. Souvent tragiquement décisif.
L’homme n’est plus simple parcelle de la nécessité
cosmique. Il est, comme Dieu, liberté créatrice. La
démesure lui est ouverte comme grâce ou comme péché.
Rien n'est jamais joué. Tout reste à jouer. Dans
l'in-fini d'une aventure. Le grand risque humain à courir...
Moment
extraordinaire dans l’évolution de l’humanité
que celui de la rupture du cycle de
l’éternel retour. L’homme ose briser le cercle
et marquer sa différence
d’avec l’ordre cosmologique. S’ouvre ainsi
l’espace nouveau où se déploie la liberté.
Désormais l’homme prend conscience de lui-même
comme créateur et comme acteur. Il quitte le destin pour
courir le risque de sa destinée. Avec l’émergence
de l’Histoire, le cercle de l’éternel
retour va se briser. Le scandaleux et irrationnel
écoulement temporel prendra valeur pour lui-même. Le
temps n'aura plus besoin de trouver consistance en remontant aux
origines et en se régénérant 'en arrière'.
Il deviendra en lui-même et pour lui-même, 'en avant',
dynamique de genèse nouvelle. Pour les païens tout est
toujours au départ. La suite est aux émanations et aux
dégradations. Dans la Bible Alpha est pour Oméga, sans
retour, et l'eschatôn est principe.
Le
logos en 'exode'... Dialectique.
Dia-logos. Le logos dans sa traversée. Dans son exode. La
condition humaine ne se boucle pas en continuité avec ce qui
est donné naturellement. La condition humaine est très
profondément une condition pascale. L’homme ne devient
homme véritablement qu’à travers... Rupture.
Exode. Traversée. L’homme n’accède à
la plénitude qu’en traversant les pénibles et
souvent douloureux espaces de la différence et de la
négativité.
Etonnante
‘dialectique’ déjà ! Avant même
que le mot, en son sens moderne, n’ait encore droit de cité
dans l’espace mental occidental, la réalité est
là, vigoureuse, encore libre de toute prison idéologique.
Pas encore constituée en mode de pensée et
d’explication, mais déjà constituante d’une
extraordinaire dynamique de l’être. Qui, aujourd’hui,
peut la comprendre encore dans la plénitude de ses dimensions
ontologiques, alors que depuis plus de deux siècles nous
l’avons ramenée à la raison de nos logiques en
finitude, de nos herméneutiques qui tournent en rond et de nos
clôtures schizoïdes ? Elle était la clé
de l’ouvert infini. Nous en avons fait un facile passe-partout
verbal pour des serrures de pacotille. Sa force originaire, profonde,
n’est pas d’abord dans l’instrumentalité
logique d’un processus explicatif mais dans une irréductible
réalité historiquement expérimentée et
vécue, fondatrice de nouvelle humanité: la Pâque
biblique.
La dialectique non châtrée
est pour la transcendance. Elle traverse un monde qui résiste
à l’ailleurs. Elle affronte les choses qui refusent de
devenir autres que ce qu’elles sont. Elle est folle et
fougueuse aventure ‘hors de’. Irréductible
négation des enfermements. Ex-plosion de toute schizoïdie.
Ouverture. Infinie Pâque de l’homme. Infinie Pâque
de l’être.
Partir.
Quitter les terres ‘natales’. Vers une terre
promise. L’espérance est en exode. Paradoxale
condition humaine ! Pourquoi lui sont-elles refusées les
installations dans les plantureuses vallées d’abondance ?
Pourquoi l’humain authentique n’existe-t-il qu’en
incessant dépassement et en marche vers un ailleurs ?
L’humain est en exode à
travers la différence.
Et sans cette traversée
il ne s’humaniserait pas. Du ‘même’ clos sur
lui-même, jamais rien d’autre ne peut être. C’est
la différence de l’ ‘autre’ qui ex-pose le
‘même’ à son propre dépassement, qui
l’é-duque vers son accomplissement.
L’homme
est l’animal qui sort de la caverne. Un animal bizarre.
Proprement anormal si l’on considère les normes de la
vie simplement biologique. Une négation au cœur de la
massive affirmation vitale. Et que proteste Nietzsche avec toute la
modernité ! Nous ne bouclons la boucle de l’animalité
qu’en nous niant nous-mêmes. L’authentique humain
est en exode. L’animal vient au
monde muni de tout ce qui lui est nécessaire. Il naît
avec son animalité accomplie selon les déterminations
de son espèce. Tout est donné. Il suffit de le laisser
se développer suivant ses lois propres. L’homme ne naît
pas avec son humanité accomplie. Il naît totalement
prématuré, nu, invivable, amnésique. Le
programme génétique ne code pas au-delà de la
complexe machinerie de son corps et de son gros cerveau. Le reste,
l’essentiel, est à créer et à apprendre.
L’homme naît dans la béance. Il naît pour la
différence. Il naît avec une possibilité
d’accomplissement. Il naît pour un exode d’humanisation.
L’homme est engendré pour un engendrement
infini.
L’animal accomplit ce
qu’il est. L’homme doit devenir ce qu’il n’est
pas. L’animal
naît avec toute sa ‘nature’ animale et spécifique.
Rien de ce qui lui advient par la suite ne change essentiellement
cette nature. L’homme naît ex-posé. L’homme
naît avec une ‘nature’ qui doit être
dépassée. Une ‘nature’ qui doit être
traversée par la négation pour devenir ‘autre
nature’. Que la Parole de Dieu ne se soit pas livrée
comme une dictée mais à travers un processus
d’éducation séculaire paraît scandaleux à
plus d’un esprit avide d’un texte absolu. C’est
pourtant ainsi que Dieu parle. La Bible n’est pas un livre
‘édifiant’. Il est arrivé à des
siècles de christianisme d’en avoir peur. Hommes de peu
de foi ! Eduquer des libertés à l’Alliance
est plus important, dit Dieu, que de leur offrir du sublime. Dès
lors la tâche humaine par excellence est tâche
d’humanisation, c’est-à-dire de conduire hors de.
Hors de la caverne. Hors de toute caverne.
E-ducation.
Ex-ducere. Conduire hors de... Le plus beau
concept d'humanité. Vers quoi ? Hors du donné
simplement naturel vers l’homme. Hors de l’homme vers
plus d’homme.
Impossibleretour. L'homme entre en Histoire hanté par la boucle
qui se boucle. Mais ce retour dans l’éternel retour est
désormais impossible. L’humain est
irrémédiablement livré à l'aventure et au
risque. Ce n'est que ‘virtuellement’ qu'il peut tenter de
boucler quand même la boucle de sa compréhension. En
construisant une philosophie de l'Histoire. Toutes les
philosophies de l'Histoire veulent ainsi ramener l’Histoire à
la raison. Leur échec est cependant patent. La raison de
l'Histoire, en effet, n'est pas dans la raison mais dans l'ouverture
de l’Histoire qui crucifie la raison.
Illusion.
Peut-être ne faisons-nous que commencer à prendre
la mesure de l’étendue de notre illusion. Celle de
croire que la ‘modernité’ nous a ouvert un espace
à l’horizon tellement infini qu’un au-delà
de cet horizon devenait impensable. Un espace où désormais,
définitivement, nous pouvions édifier en sa clôture
un monde de sécurité noué sur le même.
Sans l’autre. Sans plus jamais avoir à sortir... Nous
n’avons certainement pas fini de comprendre que l’humain
se condamne lui-même en refusant l’autre. En refusant
l’Autre ! En refusant de sortir de la caverne.
Aventure
spirituelle. Il n’y a, il ne peut y avoir, de mystique
chrétienne qui
ne commence par briser cette
roue. Il ne peut y avoir de mystique chrétienne qui ne soit
celle de l’aventure historique de
la grâce avec son mystère de la Création, de
l’Alliance, de l’Incarnation et de la Rédemption.
La mystique, pour devenir chrétienne, doit donc être
crucifiée pour ensuite ressusciter. Elle n’est qu’à
travers cette rupture. Car son profond mystère est
pascal.
La
jubilation en exode. L’Exode,
un événement historique unique et en même temps
paradigme pour l’homme de tous les temps. Paradigme de toute
authentique libération. Paradigme de l’espérance.
Tu n’as jamais fini de quitter les terres de servitude.
Archétype de tout exode : la sortie d’Egypte, la
traversée du désert, l’entrée en terre
promise. Une suite de jubilations et d’anti-jubilations. Une
série de jubilations sur fond de négativités.
Libération après les séculaires servitudes en
terre étrangère. La manne en abondance après la
faim. L’eau du rocher après la soif. La guérison
par le serpent de bronze après les morsures venimeuses. La
nuée lumineuse après les longs silences de Dieu. Le
retour de Moïse après l’absence déroutante
du guide. La terre promise après une si longue marche à
travers le désert... La jubilation n’est jamais en
continu. Elle est au départ. Elle est surtout à
l’arrivée. Entre les deux, il lui faut traverser des
étendues arides. Mais déjà le mystère
chrétien n’étreint-il en même temps les
mystères joyeux, douloureux et glorieux ?
Le
sens de l’exode est lui-même en exode. L’exode
embarque l’homme du côté de la déraison.
Comme si la raison ne pouvait plus se retrouver elle-même qu'à
travers sa crucifixion. Une croix et une résurrection. Chance
pour l’authentique humain qui ne se trouve jamais autant
lui-même qu’en étant ex-posé hors de
lui-même.