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Esprit
Comment‘définir’ l'esprit ? Il se cherche si étrangement ‘hors de’ la matière et de l’espace-temps ? Plus on essaye de le dé-finir, d’en faire le tour, de le ‘saisir’, de le comprendre, plus il se retire. Comme s’il ne devait rester que la pauvreté d’une absolue nudité.
Que.
L'esprit ne se 'définit' pas. N'est jamais définissable
que le 'ce que' d'une essence substantielle. Mais le 'CE QUE' de
l'esprit demeure évanescent. Il ne reste jamais qu'un
'QUE'
Présence.
Je ne peux pas saisir l’esprit.
C’est lui qui, déjà, me saisit. C’est lui
qui me définit. C’est lui qui ‘englobe’ mes
possibilités intellectuelles. Celles-ci ne sauraient donc pas
l’englober à leur tour. L’esprit ne serait-il
donc que fantomatique illusion ? Certes non. Car l’esprit
s’appréhende. Je fais en permanence l’expérience
pertinente de sa présence et de sa réalité. Je
ne peux pas dire ce qu’il.
Je ne peux pas dire qu’il
n’est pas ! Il appelle une intelligibilité de
l’ouvert.
L’esprit
est béance. Il
ne peut donc être appréhendé qu’en
béance. L'esprit est béance. Il ne se ‘définit’
pas. N’est jamais définissable que le ‘ce que’
d’une essence substantielle. Mais le ‘ce que’
de l’esprit demeure évanescent.
Il reste le ‘que’ béant
de l’acte de son surgissement; Je peux pourtant m’en
faire une certaine ‘idée’. Une idée
‘négative’ seulement. Une
‘idée-à-travers-un-vide’. Une
‘idée-à-la-limite’.
L’esprit
est là où il n’est pas. Non
pas dans un plein mais dans un vide. Un vide qui
traverse le plein. Une plénitude vide. Un vide plein.
Proprement insaisissable. Il n’est nulle part en particulier.
Il agit partout en même temps. L’esprit inter-vient.
L’esprit est ouvert.
Il ne se laisse pas enfermer. Aussi finit-il
toujours par trouver l’issue de la caverne. L’esprit est
distance. Il ne ‘colle’ pas mais ‘décolle’.
L’esprit est entre. Entre les compacités
matérielles, les solidités corporelles, les nécessités
structurales. L’esprit sait lire entre les lignes. Non
pas là où c’est écrit noir sur blanc mais
là où c’est blanc sur noir.
L’esprit
est différence. Il
décrypte l’autre moitié
symbolique du monde. L’esprit relativise. Il rend à
l’absolu ce qui appartient à l’absolu.
L’esprit
dis-tingue. Entre
le visible et l’invisible, le fini et l’infini, le même
et l’autre. L’esprit dis-cerne. Inlassablement
critique et critique de la critique à l’infini.
L’esprit
est étonnement. Il ne cesse de vibrer à
l’unisson avec le mystère. L’esprit est question.
Il va de béance en béance en ne cessant de ‘creuser’.
L’esprit est humour. Il sait cultiver la distance de
soi-même à soi-même.
Mystère
de pauvreté. Un mystère qui nous fait peur. Et
comment ne le ferait-il pas à nous qui avons appris, depuis
Descartes, que notre possible est appelé à ‘devenir
maître et possesseur’ ? Depuis leur récente
naissance, les sciences dites ‘humaines’ n’ont pas
oublié cet impératif. Il faut à tout prix se
rendre ‘maître et possesseur’ de l’humain.
Dès lors les nouveaux ‘propriétaires’ de
l’humain n’ont de cesse d’accumuler une masse de
consistances positivistes. Mais peut-on jamais devenir
propriétaire d’autre chose que de l’avoir ?
L’être échappe aux Harpagon de l’humain.
Et avec lui la béance du mystère. Il ne leur reste que
des ‘positivités’ unidimensionnelles. Et
finalement du manipulable et du commercialisable...
Différence.
L’homme, aujourd’hui, ne semble plus pouvoir se
comprendre autrement qu’en bouclant la boucle sur son
immanence. Celui qui jusque là était aussi citoyen
d’ailleurs perd son statut d’exterritorialité. Cet
animal de l’embranchement des vertébrés et de la
classe des mammifères, apparu évolutivement dans
l’histoire naturelle de la vie, n’est plus marqué
de l’intouchable mystère sacral. Ramené dans les
strictes limites de la nature, l’homme risque de n’être
plus qu’un ‘animal’ relevant de la simple
biologie. Il s'agit pourtant d'un animal différent
qui crie sa différence à
travers le vaste règne des vivants. Cette différence on
est tenté de la chercher du côté d’un
‘plus’. L’homme serait un animal ‘plus’
quelque chose. Ce ‘plus’ ne pouvant être que de
l’ordre des réalités naturalistes. Un tel
'plus', cependant, se révèle singulièrement
inopérant, incapable de combler notre radicale pauvreté
face à un autre ordre qui
nous dépasse ?
A
travers ses contraires. Là
où l'esprit n'est pas. Sans doute l'esprit se
manifeste-t-il avec le plus de pertinence là où il
n'est pas. Mais où il devrait être! Là où
prolifère son contraire ou sa négation.
Réalité’
de l’esprit. L’esprit est béance. Il
n’a ni matière ni dimensions spatio-temporelles. Est-ce
à dire qu’il est sans ‘substance’ ? Un
épiphénomène ? Une illusion ? Un
faux-semblant ? Une simple idéalité
conceptuelle ? Les monismes matérialistes ne peuvent
que refuser toute ‘réalité’ propre à
l’esprit. Si, en effet, le réel est d’un seul
ordre, à savoir l’ordre matériel, quelle place
pourrait-il rester à l’esprit ? Celui-ci, en effet,
n’est pas de l’ordre de la matière. Sa réalité
doit être cherchée du côté d’un
radical autre ordre. Quelle est donc cette ‘réalité’
spécifique de l’esprit ? Est-elle simplement
‘virtuelle’, un peu comme dans l’ ‘idéalisme’
bouddhiste où l’esprit, au fond, se réduit à
la non-substance d’une sorte d’état de
conscience ? A l’encontre des approches monistes du
‘réel’, il faut revenir à la dialectique
et voir le réel total
en tension entre polarités
contraires qui s’affrontent. L’esprit est ainsi l’autre
qui provoque le même vers son dépassement.
Non pas ‘ce que’ substantiel mais acte
dynamique.
Puissance
de l'autre. Pour
provoquer ‘réellement’ et efficacement le même
de la nature comme le fait cet
autre que
nous appelons esprit, il faut bien que cet ‘autre’ ait
une ‘réalité’ au moins aussi pertinente. Or
cette réalité s’impose avec puissance. Le grand
‘protestant’ au cœur de l‘homo animalis ne
peut pas être simplement idéel. Il ne s’oppose pas
simplement comme une idée qui contredit une autre idée,
mais sa protestation transforme ‘réellement’ du
‘réel’. Sa contradiction n’est pas
simplement logique mais ‘réellement’
efficace. Cette contradiction et cette protestance agissent comme
une ‘réalité’ dans les profondeurs du
‘physique’ de l’homme. L’esprit s’expérimente
comme puissance de domination de l’homo animalis. Cette énergie
s’impose aussi fort, souvent même plus fort, que celle du
corps. Sa force est capable de se faire ‘violence’. Le
sacrifice, par exemple, d’un Père Maximilien Kolbe à
Auschwitz, en témoigne. Cette dynamique ‘réelle’
est celle d’un ‘je’. La puissance d’une
‘réalité’ personnelle
qui résiste à la
‘chosification’ et ‘veut’ d’une volonté
qui peut être plus forte que la vie et que la mort.
J’expérimente en moi l’esprit non seulement comme
une résistance, mais comme un résistant.
Comme
la Source chaude. L’Esprit
est là avant que tu puisses avoir la moindre idée.
Comme le soleil est là avant le premier germe de vie sur
terre. Source chaude. Un processus énergétique n’a
lieu qu’entre une ‘source chaude’ et un ‘puits
froid’. Il faut cette différence de potentiel. La source
chaude de tes énergies spirituelles, c’est l’Esprit
de Dieu. Tu peux ignorer ta source chaude. Elle, elle ne t’ignore
pas. Sous peine de mort !
Pourquoi
? Pourquoi, alors que les corps sont multiples et divers,
alors que les expériences sont indéfiniment variées
à travers l’espace et le temps, alors que les goûts
et les désirs prennent mille tournures, oui, pourquoi les
‘esprits’, tous les esprits, sont-ils en si grande
communion, même derrière des désaccords de
surface, avec un essentiel constituant ? D’où
peuvent venir à notre esprit ses extraordinaires
possibilités ? D’où lui viennent la
fondamentale insatisfaction devant ce qui n’est pas éternel
et infini ? D’où lui viennent son fondamental
besoin de chercher toujours en avant de lui-même ? D’où
lui viennent ses élans de générosité ?
Mystère.
Toutes les philosophies du monde balbutient autour de ce
mystère. Les réponses qu’elles peuvent donner
restent trop souvent prisonnières des tautologies. Là
où notre esprit est incapable de rendre raison de lui-même
nous savons, par don d’intelligence, par Révélation,
d’où il vient et d’où lui viennent ses
merveilleuses possibilités. Du Souffle divin qui lui insuffle
vie depuis les origines en créant l’homme à son
image et à sa ressemblance. Tu peux dès lors revenir
dans la caverne. Tu n’y seras plus comme auparavant. A présent
tu sais. L’Esprit, trouble-fête des évidences
cavernales, t’inspire une autre parole. Tu seras prophète.
A
travers. Coupez le cerveau en aussi petites portions que vous
voulez, jamais vous ne trouverez l’organe de la pensée !
Vous ne trouverez probablement que le ‘support’ matériel
de l’esprit, quelque chose comme sa ‘béquille’.
L’esprit, lui, est ailleurs. Il est partout et nulle
part en même temps. Il surgit dans la ‘béance’
des réalités simplement biologiques. Il est ‘entre’.
Il est ‘à travers’. A travers le cerveau. A
travers le corps. A travers tout le
corps.
A
travers un corps. A travers le corps. Mais pas hors du corps.
Qu’est, en effet, l’esprit sans le corps ? Penser ne
va pas sans fatigue ni sans retentissement corporel. La pensée
peut rendre le corps malade comme le corps malade peut la perturber.
L’esprit s’expérimente physiquement.
L’activité spirituelle est vécue et sentie à
travers la corporéité. Aussi l’esprit ne
s’expérimente-t-il pas autrement que comme esprit
incarné. Le corps, tout le corps, est ainsi comme
l’instrument de l’esprit. Un instrument polyvalent
incroyablement expressif. Le corps vibre à l’unisson de
l’esprit. C’est à travers le corps que l’esprit
chante, sourit, accueille ou se retire. C’est à travers
le corps que l’esprit se fait savant ou technicien, capable de
scruter la matière et de la
transformer.
Verticalement. L’esprit
traverse le corps verticalement. Par lui le corps, médiateur
entre l’horizontalité et la verticalité,
expérimente sa béance et son ‘ouverture’
sur autre chose que lui-même. Par lui le corps vit sa
transcendance. Jusqu’où ne vont pas ses
profondeurs ? Jusqu’où ne vont pas ses
hauteurs ?
Etrange animal spirituel que
l’homme. Et combien merveilleux...
Quand
je dis ‘je’... Puis-je être ‘je’
sans corps ? Puis-je m’identifier sans mon corps ?
Que suis-je sans
mon corps ? Nous n’avons aucune expérience d’un
‘je’ sans corps. Je peux à la limite me concevoir
avec un corps seulement virtuel, mais ce corps virtuel n’est
pas sans mon corps réel ! L’esprit est concrètement
là où je dis ‘je’. La ‘personne’
que je suis s’identifie avec le retentissement vertical de
l’esprit à travers MON corps-propre.
Unité.
Séparer le corps et l’âme relève
d’une problématique païenne. Pour l’approche
judéo-chrétienne, dans la Bible, l’homme est
fondamentalement un. Jamais l’homme n’est envisagé
sans corps. Il n’est jamais question d’immortalité
mais de résurrection. Et même de résurrection
de la chair, signifiant
le nouveau surgissement créationnel de tout l’homme,
corps et esprit.
Autre
ordre. Les monismes matérialistes ne peuvent que
refuser toute ‘réalité’ propre à
l’esprit. Pour qui ne connaît qu'un seul ordre du réel,
à savoir l’ordre matériel, quelle place
pourrait-il rester à l’esprit qui est radicale
contradiction de ce monisme ? La réalité de
l'esprit doit être cherchée du côté d’un
radical autre ordre.
La statue de
Condillac. Comment expliquer l'activité intellectuelle
de l'homme réduit à sa simple immanence matérielle ?
Au départ il n'y a qu'une possibilité vide. La fameuse
statue. Tabula rasa in qua nihil scriptum. Il suffit de doter
cette statue d'ouvertures. Ce seront les sens, aussi bien
externes qu'internes. Rien n'entre dans la statue sinon à
travers les sens. Tout ce qui s'écrit sur la table rase ne
vient donc que de l'expérience. Et uniquement de l'expérience
sensible, source unique de nos représentations. Nihil
est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. Reste à
expliquer comment la statue en vient à avoir des `idées',
à penser et à construire son univers spirituel. Ici il
ne reste à la possibilité matérialiste que le
recours au mécanisme. Avec ses propres présupposés.
D'abord, que tout complexe s'explique à partir d'éléments
simples, en l'occurrence les impressions sensualistes élémentaires,
et suffisent. Ensuite, que ces éléments se combinent
par simple contiguïté et par simple `association'. Toute
la vie spirituelle de l'homme se trouve ainsi réduite à
une simple affaire de combinaisons et renvoyée du côté
de la statue nue.
Traversée
des compacités. L’esprit n’est pas ‘dans’.
Il n’est pas non plus ‘autour’. Il est ‘à
travers’. Les innombrables efforts, inlassablement réitérés,
de trouver à l’esprit un ‘siège’, un
‘centre’, un ‘organe’ ou une circonvolution
d’organe, se sont tous soldés par un échec.
Pourrait-il en être autrement ? L’esprit n’est
pas un ‘objet’ logeable. L’esprit est une dynamique
qui traverse l’humain de part en part. Sans doute faut-il
ajouter: une dynamique irrécupérable. Pourquoi
cherche l’esprit là où il ne peut pas être,
là où il serait en contradiction avec lui-même,
c’est-à-dire du côté de la ‘matière’ ?
Si par impossible on lui trouvait un ‘lieu’ déterminé
à l’intérieur de la réalité
biologique, ce ne serait sûrement pas là
l’esprit.
L’esprit ne
traverse pas seulement les corps. Le champ qu’il
traverse est large comme l’esprit lui-même. Traversée
des particularités vers l’universalité. Traversée
de la confusion vers la clarté. Traversée de la
subjectivité vers l’objectivité. Traversée
de la dispersion vers l’unité. traversée de
l’incohérence vers la cohérence. Traversée
de la complication vers la simplicité. Traversée de
l’absurde vers le sens. Traversée de l’in-différence
vers la différence...
L’esprit
dit ‘non’. L’esprit, grand antagoniste, dit
‘non’. ‘Protestant’ au cœur de l’homo
animalis. L’homme ne devient homme qu’à
travers cette protestance. L’esprit de l’homme, dit
‘non’. Il ne peut pas le dire à partir de
lui-même. Peut-il le dire sans l’Esprit ?
L'esprit
dit non et prend du recul. Il n’y a pas de
discernement sans refus. L’esprit est ce qui en l’homme
dit non. Ce qui prend ses distances. Ce qui s’ouvre dans la
différence. L’esprit est là où les
massives compacités naturelles se fissurent et s’ouvrent
en béance. La pensée porte le 'non' au cœur du
'oui' naturel. La pensée ouvre un espace où se dis-tend
la compacité naturelle pour faire advenir et instaurer à
travers la dis-cursivité le logos et dans cette dis-tance un
texte nouveau, un monde nouveau.
Distance.
Le surgissement du non au sein de l’inconditionnel ‘oui’
de la nature à elle-même représente une fissure
qui va s’élargissant en gigantesque faille. La distance
se creuse entre. Entre immédiat et différé,
entre présent et passé, entre présent et futur,
entre le désir et son effectuation, entre le même et
l’autre, entre l’apparaître et l’être,
entre la présence et l’absence, entre ce qui est et ce
qui doit être... Et dans cette distance s’ouvre un espace
nouveau et s’instaure la possibilité d’un monde
nouveau. Celui de la culture. Avec la possibilité de ce non
est donnée, nouvelle nature, la possibilité de l’homme
non pas d’abord comme substantif mais comme verbe actif.
Hominiser. Humaniser. S’ouvrir à l’autre et
l’étreindre. Mourir dans cette étreinte pour
surgir nouveau. Et ne se boucler pas sur ce nouveau même. Mais
encore s’ouvrir. Affronter encore l’autre. Et l’autre
de l’autre. Infiniment.
Tout est
donné en ce ‘non’. Tout
reste à conquérir et à se déployer.
Progressivement. Dialectiquement. Si le ‘même’
jamais ne dit non à lui-même, jamais rien d’
‘autre’ ne sera. S’il refuse de s’ouvrir à
l’autre, de l’affronter, de le traverser, il ne restera
éternellement que lui-même. Clos en soi. Piégé,
fût-ce en sa perfection. C’est la faille qui le sauve de
lui-même. C’est la béance qui l’ouvre à
l’autre possible. C’est sa vulnérabilité
qui lui donne chance d’altérité.
La
dynamique du ‘non’. La ‘dialectique’
au sens moderne du mot signifie conquête de positivité à
travers la négativité. D’un plein, quel qu’il
soit, clos dans sa plénitude, jamais rien d’autre ne
peut surgir. La nouveauté autre n’est possible qu’à
travers un vide béant au cœur de ce plein. Si le ‘même’
n’est pas éclaté par l’ ‘autre’,
il ne reste que lui-même et jamais rien d’autre ne sera.
La traversée de la différence est accroissement.
L’affrontement d’altérité enrichit. A
travers la distance une plus authentique proximité se gagne.
C’est à travers la rupture qu’advient la
plénitude. C’est en surmontant une opposition que la
position se consolide. C’est dans son passage à travers
la négation que l’affirmation accède à sa
vérité.
Autre.
A l’encontre de tous les naturalismes, la pensée
rend témoignage à elle-même qu’elle est
moins et plus
qu’une fonction simplement
vitale. Qu’elle est autre que
tout ce que nous avons en partage avec la simple animalité et
différente d’un
simple ajustement pragmatique au monde tel qu’il est, en vue de
sa meilleure utilisation possible. Au-delà
de sa continuité avec la
nature la pensée est infini exode. Vers l’autre.
Quelque chose en l’homme refuse les limites. Quelque chose en
l’homme exige l’autre. Cette rupture affecte tout le
possible humain. Dès lors toutes les polarités humaines
se constituent antithétiquement. L’homme ouvre un espace
de la différence et s’y ouvre. Il faut au spécifique
humain cette traversée de la différence pour que
l’autre puisse être. Et l’autre de l’autre. A
l’infini.
Dis.
Comme discernement. Ce qui en l’homme porte le non
au cœur du oui
naturel, c'est l'esprit.
L'esprit dis-cerne. C'est-à-dire,
étymologiquement, qu'il fait sauter des verrous. Ouvrant un
espace où se dis-tend la compacité naturelle
pour faire advenir à travers la dis-tance un texte
nouveau, un monde nouveau. Il y a donc un espace spécifique de
l'humain. La pensée est essentiellement acte critique.
Elle commence par dis-cerner. C’est-à-dire par refuser
les limites et les enfermements. “Tout était mêlé,
dit Anaxagore, mais vint l’entendement qui sépara
tout pour le mettre en ordre.” Au
Livre de la Genèse, c’est l’Esprit qui plane sur
le tohu-bohu... Pour séparer. Pour créer. C’est
ainsi que le logos se fait poïète -
créateur - d’infinie nouveauté.
Dis.
Comme distance... Alors que l’animal ne fait jamais que
composer avec le donné naturel, l’homme, lui, dis-pose
de la nature. L’homme dispose de la nature par une maîtrise
qui implique une prise de dis-tance par rapport à elle.
Ainsi, une dynamique autre fait irruption dans la nature, s’en
dif-férencie, pour la reprendre, hors d’elle,
au-dessus d’elle, dans l’autre. Cette dynamique est la
pensée.
Dis. Comme différence.
Nous ne parlerions pas si nous étions pleins.
Nous ne parlerions pas si nous n’étions que ce
que nous sommes. L’animal est trop plein d’animalité
et de lui-même pour pouvoir parler. L’in-différence
ne parle pas. La parole commence avec la distance
et avec la différence.
Refus.
La parole commence avec le refus.
La nature ne peut que se dire inconditionnellement ‘oui’
à elle-même. C’est le ‘non’ qui ouvre
la possibilité du logos. Ensuite, un infini se donne à
travers ce ‘non’.
Nier le
même pour que soit l’autre . Tirer
sa force non pas de l’affirmation mais de cette négation
ne peut être que l’acte de l’esprit.
Dialectique.
L’authentique possibilité dialectique implique
une double ouverture et partant une double rupture. L’une
horizontale et l’autre verticale. Ouverture horizontale de
l’altérité différentielle. Ouverture
verticale de l’altérité transcendante. La
première s’ouvre dans la différence entre le même
et l’autre. La seconde s’ouvre dans la
différence de la différence, c’est-à-dire
la transcendance.
Ladialectique implique un moment de négativité.
C’est son moment
essentiel. D’un plein, quel qu’il soit, clos dans sa
plénitude, jamais rien d’autre ne peut surgir. La
nouveauté autre n’est possible qu’à travers
un vide béant au cœur de ce plein. Une position ne se
dépasse en altérité nouvelle qu’à
travers son affrontement avec une op-position. C’est dire qu’il
ne peut s’agir d’un vide pour lui-même. Le vide
en-soi est vide et reste vide. Ici il faut une négativité
active, un acte d’opposition.
L’homme
est le lieu de cet acte négateur. Et l’homme
seul. La nature ne peut être dialectique que dans sa reprise
dans l’espace dialectique de l’humain. Tout commence avec
éros, l’éros spécifiquement humain où
les débordements se reprennent en leur béance. Cet éros
qui, par opposition à l’éros simplement animal,
déjà se dynamise et sans cesse se redynamise
dialectiquement. Ce n’est qu’à travers la
négation des massives affirmations naturelles, dans la béance
d’éros, que peut surgir, dialectiquement, la nouveauté
humaine. C’est dans l’espace dialectique du champ
dynamique de la fonction symbolique que le projet humain s’ouvre
le chemin infini de la signification. Il ne s’agit encore que
de l’ouverture d’une possibilité. En tant que
telle vide. Un vide qui appelle un plein.
Paradoxale
efficience de la négativité !
Paradoxale efficience de ce moment de
refus, de distance, de différence, béant sur l’autre !
Depuis le premier outil. Depuis les premiers balbutiements. Tout
commence avec la dés-articulation ! L’articulation
se désarticule pour que soit possible une nouvelle, une autre
articulation. Articulation croissante comblant une béance
croissante de signification. Signification croissante comblant une
béance croissante d’articulation. Ce privilège
du "plus faible des roseaux", la pensée, s’identifie
avec l’originaire NEGATION qui creuse infiniment la béance
du monde pour la combler infiniment. Comme un ver dans le fruit de la
rondeur du monde. Comme une maladie dans la plénitude animale.
Jusqu’au possible pessimisme... Un Ludwig Klages ne va-t-il pas
jusqu’à dénoncer cet esprit contradicteur des
vitales euphories, Geist als Widersacher der Seele ?
Dialectique
au cœur de l’articulation. Dialectique entre
l’articulation et la signification. Dialectique au cœur
de la signification... La matrice gestatrice du spécifique
humain, la matrice culturelle, qu’est-elle au fond sinon cette
in-finie efficience de la béance ?
Protestance.
La pensée s’affirme
comme autonomie au cœur de cette affirmation hétéronome
qu’est la nature en tant que simple donné. Et cette
affirmation s’affirme en même temps comme désaccord,
comme protestation, comme refus. Par exemple, ne penser le vrai pour
rien d’autre que pour le vrai, même si cela me fait mal,
même si cela m’est désavantageux, même si je
dois penser contre tous les autres ! La pensée est
acte révolutionnaire. Acte instaurateur de distance et dans
cette distance d’un espace différent. Désormais
deux mondes se côtoient et se juxtaposent. Le monde tel qu’il
est dans son simple être-là. L’autre monde, d’un
autre ordre, avec d’autres valeurs, qui se déploie,
articulant des significations, signifiant des articulations, à
travers les esprits des hommes et les fait communier dans la parole.
Le chemin de la critique est in-fini.
Négation.
Le moment essentiel de la dialectique est de négation.
D’un plein clos
dans sa plénitude, jamais rien d’autre ne peut surgir.
La nouveauté autre n’est
possible qu’à travers un vide béant
au cœur de ce plein.
Paradoxale efficience de ce moment de
négation, de refus, de distance, de différence. Depuis
le premier outil, depuis les premiers balbutiements, tout ne
commence-t-il pas avec la dés-articulation ?
‘Casser’ les choses et les mots. L’enfant déjà !
Pour ‘construire’ autre chose !
Force du ‘plus faible des roseaux’ ! Comme un ver
dans le fruit de la rondeur du monde. Comme une maladie dans la
plénitude animale. Ce n’est pourtant qu’à
travers la négation des
massives affirmations naturelles que peut surgir, dialectiquement, la
nouveauté humaine. Car l’homme seul est le lieu de cet
acte négateur. La nature ne peut l’être que dans
sa reprise dans l’espace dialectique de l’humain.
C’est
l’esprit, et l’esprit seul, qui est capable de réelle
négation. Celle-ci est acte spirituel. Elle
n’est dialectiquement motrice que
parce que l’esprit a
toujours quelque chose de nouveau à dire... Par-delà
tout déjà-dit. Il a toujours quelque chose de
nouveau à créer au-delà de
tout déjà-créé. L’esprit contre-dit
pour dire autre chose. L’esprit nie en vue de...
La
négation nie sur fond d’affirmation.
L’esprit est non.
Il refuse, nie, conteste, proteste. L’esprit est oui.
Son ‘non’ est sur fond d’un
‘oui’ plus originaire. L’aventure
historique de la connaissance humaine est exode. De certitudes
devenues incertaines en certitudes plus critiques, plus larges et
plus fondées. Débat. Conquête incessante. A
travers crises et ruptures. La critique est l’instance
de crise au cœur de toute certitude donnée. Elle creuse
les ‘vérités’ en béance pour que
soit une plus vraie vérité. Toute certitude constituée
est sans cesse niée. Mais pas dans l’absolu. Elle est
niée par une plus profonde certitude constituante. Le ‘non’
de l’esprit n’est pas le tout de l’esprit qui est
plus profondément encore ‘oui’. Mais ce ‘oui’
n’est pas pour le milieu. Il est pour les extrêmes. Si
le logos dit non, c’est essentiellement pour pouvoir dire un
‘oui’ ailleurs et plus loi. Un ‘oui’
différent de celui du départ. Le logos, donc, dit à
travers affirmation
et négation. Il est dialectique. C’est dans la
tension de la différence que se nouent dialectiquement les
rapports qui font être la connaissance. Et ce processus n’est
pas différent de celui du langage.
La mise en forme linguistique, par exemple, n’implique-t-elle
pas ces deux moments qui se conditionnent réciproquement que
sont différenciation et
construction ?
Toute connaissance se réalise à travers une distinction
et une rencontre, à
travers une analyse et
une synthèse. Penser veut dire en même temps
distinguer et relier. L’esprit à la fois discerne
et met en forme.
Il désarticule un monde pour le reprendre en articulation
conceptuelle.
Tout
se donne à travers ce 'non'. La nature se dit
inconditionnellement ‘oui’ à elle-même.
L’humain – le spécifique humain qui est verbe
actif avant d’être
substantif – émerge dans un ‘non’. Avec lui
s’ouvre une fissure qui va s’élargissant en
gigantesque faille. Une distance se creuse entre. Entre
immédiat et différé, entre présent et
passé, entre présent et futur, entre le désir et
son effectuation, entre l’être et l’apparaître,
entre le possible et l’impossible, entre le dit et le non-dit,
entre ce qui est et ce qui doit être... Dans cette
faille entre le même et
l’autre s’ouvre
l’espace de la différence, l’espace d’une
nouvelle nature et la chance d’un monde nouveau que nous
pouvons aussi appeler ‘culture’. Tout est donné en
ce ‘non’ originaire. Tout reste en même temps à
conquérir et à se déployer. Le ‘non’
de l’esprit n’est certes pas le tout de l’esprit
qui, plus profondément encore, est ‘oui’. Un ‘oui’
cependant qui n’est pas pour le milieu mais pour les
extrêmes.
Tout est donné en ce ‘non’.Tout reste à conquérir et à se déployer.
Progressivement. Dialectiquement. Si le même
jamais ne dit non à lui-même,
jamais rien d’autre
ne sera. S’il refuse de
s’ouvrir à l’autre, de l’affronter, de le
traverser, il ne restera éternellement que lui-même.
Clos en soi. Piégé, fut-ce en sa perfection. C’est
la faille qui le sauve de lui-même. C’est la béance
qui l’ouvre à l’autre possible. C’est sa
vulnérabilité qui lui donne chance
d’altérité. S’ouvrir à
l’autre et l’étreindre. Mourir dans cette étreinte
pour surgir nouveau. Et ne se boucler pas sur ce nouveau même.
Mais encore s’ouvrir. Affronter encore l’autre. Et
l’autre de l’autre. Infiniment.
Acte
critique. La
pensée est essentiellement acte critique. Elle commence
par dis-cerner, c’est-à-dire par décompacter la
massive solidité du monde, c'est-à-dire par crier 'non'
à l'indistincte confusion. Tout était mêlé,
dit Anaxagore, mais vint l’entendement qui sépara
tout pour le mettre en ordre. C'est
le souffle vivant de l'Esprit qui, au Livre de la Genèse,
plane sur le tohu-bohu primordial pour séparer. Se faisant
logos poïète. Créateur.
Néguentropie.
Paresse... Oublis... Asthénies... Lâchetés...
Démissions... L'entropie guette universellement. Aussi
la tâche néguentropique de l'esprit humain est-elle
infinie. L'esprit humain – le 'système'
spirituel tel qu'il fonctionne dans son incarnation dans la réalité
humaine – n'échappe pas à la
'nécessité' naturelle qui est celle de tout système.
Il est soumis à l'entropie. L’entropie
affecte le temps d’un indice de
dégradation, de dispersion et de mort. Tout effort de création
et de développement se paye en entropie. Aucun système
ne peut se régénérer dans sa clôture.
L’ensemble de notre univers considéré comme un
super-système clos va progressivement se désorganisant
jusqu’à sa mort inéluctable. Clausius l’étendra
à l’ensemble de l’univers considéré
comme un super-système clos qui va, progressivement, se
désorganisant jusqu’à sa mort
inéluctable. L’entropie est ‘naturelle’
descente. N’y a-t-il pas de ‘remontée’ ?
Pour désigner une telle contrepartie de l’entropie on a
forgé le concept de 'néguentropie'. Celle-ci,
cependant, contrairement à l’entropie, ne va pas de soi.
Elle est tâche laborieuse. Retera
toujours, cependant, l'incontournable question: quelle est la
Source chaude
capable de faire face à tant
d'entropie ?
La
vitalité spirituelle. Elle surgit à
travers un champ de tension. Entre indifférence et
différence. Entre entropie et néguentropie.