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Nous avons péché
Alors il réfléchit. Tant
d’ouvriers chez mon père ont du pain en abondance, et moi je meurs de
faim ! Je vais retourner chez mon père, et je lui dirai: Père j’ai péché
contre le ciel et contre toi. (Luc, 15,17-18)
Etat des
lieux
Ce monde qui se veut si critique met tout en question excepté
ses propres présupposés. A trop se complaire dans l’enclos on risque de
s’habituer. Il faut sans doute venir du dehors pour savoir discerner
lucidement.
Comme un continent détaché de la terre-mère notre monde
risque d’aller à la dérive. Et alors tout se met à dériver avec lui. Les
repères. Les principes. Les valeurs...
Le déclin des absolus... C’est
une spécialité de notre temps. Restent les référentiels dans le vent. Variables,
multiples, contradictoires... Reste une immense cacophonie sur l’essentiel...
Avec une déflation des valeurs et une inflation de la surenchère.
Rien
ne vaut plus dans l’absolu. La valeur se donne par tacite entente et par
convention. Bien et mal se jaugent à la résonance, c’est-à-dire seulement aux
vibrations de la sensibilité épidermique.
Tout est vrai, tout est faux,
cela dépend d’où on regarde et comment cela vous ‘touche’. Tout peut se
justifier donc rien ne peut l’être vraiment.
Le péché n’existe pas. Tout
le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Jusqu’au moment où les
monstres sont lâchés.
Des enfants torturent des enfants... Notre monde
reste sans réponse devant le mal qu’il découvre en lui.
Nous nous
voulions maîtres absolus de notre verbe. Nous nous retrouvons clochards des
insignifiances.
Nouvelle Babel... Les langages prolifèrent. Les
herméneutiques se multiplient à l’infini. L’incommunicabilité s’épaissit à
l’extrême.
Que veut dire ‘humain’ ? Derrière le mot y a-t-il autre
chose que le simple mot sans essence et sans transcendance ? Une vibration
d’air seulement en résonance avec des sensibilités subjectives.
‘Etre
dans le vent’ devient l’impératif catégorique lorsque les référentiels eux-mêmes
sont embarqués sur le navire à la dérive.
Nous devenons aveugles à
l’invisible au point de prendre nos lumignons pour la lumière.
Dans les
limites des ‘horizons indépassables’, on fait la fête aux lucidités myopes.
Quelle démangeaison de courir après des maîtres de pacotille ! On
se livre au premier gourou venu.
On oublie les ‘données élémentaires de
l’humain’. Il reste à réinventer sans cesse l’homme et à le conditionner en
conséquence.
L’absurde a perdu son étrangeté. Il trouve partout ses
adulateurs. Spontanéismes d’esthètes. Le ‘happening’ à tout prix. Le bizarre
pour le bizarre. Les euphories exotiques. Les surgissements au hasard... jusqu’à
la violence gratuite.
Nous sommes tellement gavés de succédanés que les
nourritures authentiques nous deviennent indigestes.
La transcendance
étant bouchée, on se donne les ‘Ersatz’ qu’on peut. Lendemains qui chantent.
Argent facile. Musiques endiablées. Sexe déchaîné. Paradis
artificiels...
Un mot comme ‘enthousiasme’ devient suspect dans un monde
qui cultive des vibrations plus épidermiques. Ainsi en va-t-il de la ‘fidélité’,
du ‘sacrifice’, du ‘respect’, de la ‘piété’ et de tant d’autres valeurs
régulatrices de l’humain authentique.
Quelles raisons de vivre peuvent
rester à un monde qui n’a plus de raisons de mourir ?
On couvre de
gloire et d’argent les figurants télégéniques de nos turpitudes. Ensuite on s’en
prend au gosse contaminé.
«C’est moi» clame l’acteur masqué. - «Ce n’est
pas moi !» proteste-t-il lorsqu’on lui soulève son masque.
Les
corps se parent de mille habits différents. Les âmes restent en uniforme.
La protestation individualiste a beau s’amplifier. Le ‘je’ n’est plus
qu’en façade. En profondeur règne le ‘on’. Il est l’alibi universel face à
toutes les démissions de la responsabilité personnelle.
Sont expulsés
comme des corps étrangers les contestataires de la caverne et les témoins
d’ailleurs.
On ne te pardonnera pas de ne pas être du grand nombre. Tu
passes pour ridicule si tu t’obstines à creuser des puits là où l’on meurt de
soif.
Ce monde qui se veut ‘impeccable’ n’a jamais autant rempli les
prisons qu’aujourd’hui.
Il y a des euphémismes qui ne sont pas seulement
mensongers mais assassins. IVG par exemple.
Un univers vidé de Dieu. Un
ciel vidé des essences. Un monde vidé du mystère. Restent les ‘profondeurs’
creuses de nos futilités.
La vacuité de notre monde se donne les pleins
qu’il peut. Ils lui viennent par résonance. Comme si l’essentiel, dorénavant,
par médias interposés, était moins les faits eux-mêmes que leurs répercussions,
leur réverbérations et leurs échos.
La résonance se fait fallacieuse
source de vérité. Bouclant la cause sur l’effet et l’effet sur la cause, elle
répercute en l’amplifiant un consensus trompeur qu’elle ne cesse de
provoquer.
Point de salut ailleurs. ‘Idoles’, ‘stars’ et autres
‘vedettes’ rivalisent pour vous voir à genoux et pour solliciter votre denier du
culte.
La bonne conscience se donne très facilement. Il suffit d’obéir
bêtement aux Maîtres penseurs du temps.
Espace et temps perdent leur
profondeur sacrale. Amputés du mystère et de leur indice d’éternité. Restent un
espace et un temps cloisonnés, morcelés, éparpillés pour présider aux cadences
inhumaines.
Nous fabriquons frénétiquement du plein. Et c’est là que
prolifère un vide désespérant. Une abondance d’objets dans un vide de
sens. Une accumulation de connaissances dans un vide de sagesse. Une masse
d’idoles dans un vide de Dieu.
Notre monde est singulièrement friand
d’épices. Une façon de rendre mangeable l’insipide.
On veut fabriquer le
sens comme n’importe quel objet de consommation. Ensuite il est soumis à l’offre
et à la demande qui régissent le marché. Le reflet l’emporte sur la chose.
La mise en scène épuise la vérité. Le battage médiatique devient norme
et critère. L’applaudimètre décide du bien et du mal. C’est l’Audimat qui sacre
les idoles et consacre les vérités. L’Audimat ? C’est-à-dire, impudiquement
travesti, le ‘fric’.
La fête tous les jours ? Ce monde d’enfants
gâtés qui suspecte les élans et répugne aux engagements cherche frénétiquement
le plaisir. Il en vient à perdre sa joie.
Désormais il faut jouer ou se
battre. Jouer en fermant les yeux sur les règles conventionnelles du jeu. Ou se
battre pour se mettre d’accord sur les conventions. Mais au nom de quelle
convention se mettre d’accord sur les conventions ?
Les
péchés capitaux
Traditionnellement on en compte sept. L’orgueil,
l’envie, la colère, l’avarice, la luxure, l’intempérance, la paresse. On les
croit d’un autre âge. On les oublie. On les moque. Leur actualité est pourtant
plus brûlante que jamais. Ils piègent notre désir. Ils le piègent à sa
racine.
Avant que je ne désire, déjà ça désire en moi.
Ce désir d’avant, ce désir fondamental, est marqué d’une profonde ambivalence.
Quelque chose comme une faille entre grâce et péché. Il désire à la fois
l’ouvert et le clos. La généreuse ouverture qui lui reste de l’originaire acte
créationnel. Le repli dans la clôture qui ne peut lui venir que de l’originel
acte schizoïde, comme un vestige très concret du péché du monde dans nos
psychologies. Tels sont les péchés capitaux. Ils affectent négativement notre
désir à sa source.
Il reste au désir de se masquer pour se rendre
sortable. Il se déguise et s’habille de ‘bonnes manières’. Mais qui est dupe de
ce jeu de cache-cache ? La ‘civilisation’ peut sans doute rendre sortable.
Mais peut-elle ‘sauver’ ?
Les péchés capitaux régissent un système
totalitaire du même. L’orgueil s’enferme dans le ‘je’. L’avarice, la
luxure, l’intempérance, la paresse insistent sur ‘mon’ avoir, sur ‘mon’ plaisir,
sur ‘ma’ satisfaction, sur ‘mon’ bien-être. ‘Je’, ‘moi’, ‘mien’... face à
l’autre, au détriment de l’autre, contre l’autre; voilà pour l’envie et la
colère. Le système des péchés capitaux enferme ainsi le désir en son autistique
schizoïdie. Mais ce faisant il ne peut pas ne pas le faire jouer contre
lui-même. Tel le serpent qui se mord la queue, pris à sa propre
voracité.
L’envie... Une profonde réflexion sur les péchés
capitaux, et sur l’envie en particulier, aurait pu éviter à Marx, par exemple,
d’échafauder sa monumentale illusion. Mais sans doute, alors, ne l’aurait-on pas
pris au sérieux. Marx voulait libérer une dynamique capable de combler
radicalement le désir humain. Tout le désir et le désir de tous. Cet optimisme
impossible sous-estimait les limites, physiques et morales, des possibilités de
l’outil producteur d’euphorie. Mais il péchait plus gravement encore contre la
nature profonde du désir lui-même. Car il ne s’agit pas d’une abstraction. Il
s’agit du désir réel et concret. Et ce désir est blessé. Comment, à partir de la
‘lutte des classes’, sortir du cercle vicieux de l’envie contre l’envie ?
Comment accéder à la ‘société sans classes’ sans convertir le désir à sa
racine ? Et comment désaliéner le désir de son péché originel dans
l’immanence matérialiste et athée posée comme principe ? Au fond Marx et la
bourgeoisie ne partagent-ils pas un même éros ? Ils situent
simplement leurs intérêts en opposition.
Le désir débridé. Nous le
voulons sans tabou. Nous le voulons sans péché. Nous le voulons sans mesure.
Même les plus farouches hérauts de la ‘libération totale’ doivent déchanter. La
nature des choses, au besoin, le leur rappelle cruellement.
On croyait
trop naïvement l’homme enfin rendu à la plénitude de lui-même. Hélas ! C’est le
fondamental désir des profondeurs humaines qui a été rendu aux péchés
capitaux.
Eros et thanatos... Eros ne peut pas ne pas vouloir
combler la différence. Mais ainsi la distance entre source chaude et puits froid
va nécessairement en se rétrécissant. L’entropie croît. La différence sans
laquelle le désir n’est pas glisse vers l’indifférence. Donc vers la mort. Ce
destin est fatal en immanence. Pour vaincre l’entropie, pour faire
grandir la néguentropie, il faut retournement d’Eros. Cette conversion d’Eros
s’appelle Agapè.
Pourquoi l’espérance fuit-elle notre
espace ?
C’est par son contraire que nous savons ce qu’espérer
veut dire. Il faut commencer par prendre la mesure de la désespérance. Ici
simplement quelques flashes... Avec téléobjectif et grand angulaire. Ils
grossissent sans doute. Ils exagèrent. Mais passent-ils complètement à côté de
la vérité ?
Nos terres ensoleillées et verdoyantes peuvent être
menacées tantôt de glaciations et tantôt de désertifications. Pas seulement
physiques. Dans un monde qui pourrait être si merveilleux, tel un mal
inexorable, peut soudain proliférer le virus de la désespérance.
Un monde
qui risque de devenir anémique et de perdre ses résistances profondes. Non pas
celles des corps mais celle des âmes. Lorsque manque le souffle. Lorsque les
élans retombent. Lorsque la parole se vide.
Pourquoi notre moderne
espace d’humanité est-il devenu un espace que gagne la désespérance ?
Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles chances l’espérance y a-t-elle
encore ? Ces questions hantent notre ‘aujourd’hui’ où notre modernité
aborde les rivages incertains de l’ère postmoderne...
De notre espace
d’humanité, on a tendance à privilégier d’emblée les contenus. Mais ici
c’est d’abord le contenant qui importe. Le contenant ou l’englobant.
C’est-à-dire ce qui délimite. C’est aux frontières que se joue le
décisif de la clôture et de l’ouverture et, partant, de l’espérance.
Il
s’agit de mener l’analyse jusqu’aux raisons fondamentales, c’est-à-dire
englobantes. Soigner des arbres peut ne jamais prendre fin si on oublie
que c’est d’abord la forêt qui est malade. Et, au-delà de la forêt, c’est tout
l’écosystème qui peut être mortellement atteint.
Pouvons-nous retrouver
l’espérance autrement qu’en ouvrant à nouveau radicalement notre espace
d’humanité ?
Le souffle vient à manquer
Place à
l’homme ! Le cri du cœur de nos audaces. Cela a commencé par un innocent
balbutiement voici neuf siècles. Cela s’est amplifié en tonitruante
revendication. C’est avec violence que nous nous sommes mis à chasser l’Esprit
de Dieu, le Souffle de Dieu, de notre espace. Croyant respirer plus librement.
Jusqu’au moment où nous sentons le souffle nous manquer.
Jamais autant
qu’aujourd’hui risquions-nous l’asphixie spirituelle. Pourtant n’a-t-il jamais
existé une civilisation aussi riche en productions culturelles que la
nôtre ? Certes. Mais il manque à cette prolifération de sens ‘constitué’ un
espace ouvert à sa démesure.
Il lui manque le sens ‘constituant’. Le
sens qui donne sens. Le sens qui proteste contre l’absurde. Le sens qui résiste
au non-sens. Le sens qui ouvre les horizons. Le sens qui met en perspective. Le
sens qui rassemble ce qui est dispersé et disperse ce qui s’agglutine. Le sens
qui libère les ‘pourquoi ?’ de l’angoisse. Le sens qui affecte d’un ‘plus’
le verbe être. Le sens qui crève les cercles vicieux. Le sens qui fait que les
raisons se tiennent et s’entretiennent. Le sens qui lit entre les lignes. Le
sens qui met en transparence. Le sens qui ne perd pas l’humour.
Le sens
est plus fragile que l’air. Et plus vulnérable. Enfermé, il se vicie rapidement.
Nous le soufflons dans la ‘bulle’ de notre immanence. Nous condamnant ainsi à ne
respirer que l’air pollué de nos propres expirations.
Nous perdons le
sens au point de nous complaire dans le sens insensé. Voyez nos ‘Maîtres
Penseurs’ qui se battent à occuper si verbeusement l’avant-scène de notre
caverne... Il y a les trompettistes des prétendus ‘lendemains qui chantent’ et
qui ne font que déchanter ! Il y a les vertueux dénonciateurs de l’opium du
peuple dont le peuple, bien vite, se met à dénoncer l’opium ! Il y a les
sentencieux qui prennent la myopie de leurs visions pour le dernier mot de
l’histoire. Il y a les petits esprits qui ne doutent pas des ‘horizons
indépassables’ de leurs étroitesses. Il y a les éboueurs des ‘poubelles de
l’histoire’ qui ne finissent pas de vider les poubelles. Il y a les charlatans
habiles à vous déclarer malades de complexes mythiques pour vous vendre leurs
placebos. Il y a les coprophages...
Il reste à
l’animal sacralisateur qu’est l’homme la panthéiste sacralisation des ’valeurs’
schizologiques avec leur cortège de Majuscules ! Et le culte des idoles. Et
la floraison des ’ismes’. Et les ’Maîtres Penseurs’. Le soupçon à l’infini. Le
soupçon du soupçon ne mérite-t-il pas son autel ? Mécanismes de défense
toujours. Avec le mensonge. Et le retour du refoulé sous mille avatars. Le grand
enfermement dans les ’systèmes’ totalitaires. Ultimes refuges du salut. Ile
d’Utopia... Ou Archipel du Goulag ?
Nous avons péché
contre le sens
C’est-à-dire le sens qui donne sens... La bulle de
notre modernité s’est constituée en gigantesque système résonateur. C’est
là que son Discours prend sa ‘consistance’. Le système résonnant vibre en
tautologique auto-engendrement de la signifiance. Signifiés et signifiants,
signes et référents n’ont plus fondamentalement qu’une épiphénoménale
‘consistance’ vibratoire. Qu’est le ‘retentissement’ dans la bulle sinon un
phénomène d’auto-résonance ? Pour qu’un discours particulier ne soit pas
réduit au silence il faut nécessairement qu’il soit accordé à la résonance
propre de la bulle. Sous peine de censure, de marginalisation, voire
d’expulsion.
Modulation d’amplitude ou modulation de fréquence, peu
importe. Et nous sommes aujourd’hui particulièrement ingénieux à produire, à
diversifier et à amplifier ces modulations. En leur essence, cependant, elles ne
sont jamais que de purs phénomènes ondulatoires. Du bruit. Flatus vocis du
moderne nominalisme !
Le retentissement s’entretient
tautologiquement lui-même et s’amplifie par réverbération. Le désir peut
même fonctionner sans objet, devenant à lui-même son propre objet, l’ensemble
des désirs se désirant mutuellement en tant que désirs. L’ensemble des affects
s’affectant en leur affectation.
Un consensus se met ainsi à vibrer aux
fréquences des affects dominants. Au gré des ‘modes’ en lesquelles la libido
sentiendi se cherche inlassablement de nouvelles ‘sensations’. Et ce consensus
décide chaque fois du ‘valable’, des pudeurs et des silences.
Il faut au
sens schizoïde un effet de masse pour se donner sa légitimité et l’illusion de
consistance. Il n’est plus d’autre instance décisive que la sacro-sainte
‘opinion publique’. Une large quantité affectée et résonnante. Comme si la
qualité ne pouvait plus être que par quantité accumulée. Comme si les
manipulateurs-manipulés du Discours s’évanouissaient sans cette caisse de
résonance du quantitatif résonnant disponible. Une voix ne peut plus trouver de
justification que dans son écho.
On croit que le sens surabonde. En fait
ce ne sont que des débris de sens qui prolifèrent. On se félicite d’une raison
en croissance. En fait ce n’est qu’encombrement de ‘raisons’ hétéroclites. On se
réjouit d’une société qui devient transparente à elle-même. En fait c’est un
désarroi qui porte le masque d’une sécurisante uniformité. On se vante d’avoir
démystifié tous les absolus. En fait on ne cesse d’absolutiser des étiquettes.
On se fait fort de n’avoir plus de tabous. En fait c’est le système tout entier
qui fonctionne répressivement. On pense proférer une parole différente. En fait
on se contente de moduler différemment – droite, gauche – un même Discours. On
vante les progrès de l’instruction. En fait on ne fait qu’éveiller aux
inadaptations. On parle de maturité grandissante. En fait on s’illusionne sur
les manipulations et les détournements de sens. On s’extasie sur la créativité.
En fait ne fonctionne qu’une mécanique de production et de consommation
inflationniste de signifiants d’un jour.
Il est impossible que de
l’immanence bouclée en stricte immanence puisse sortir autre chose que du
tautologique trop humain. Il faut à l’homme plus que l’homme pour devenir
vraiment humain. Il lui faut l’Autre. Il lui faut la grande Différence
verticale. Il lui faut le Souffle de Dieu.
Nous qui, désertant la maison
du Père, nous voulions maîtres de l’universel, nous nous sommes retrouvés
clochards des insignifiances. Jusqu’où faudra-t-il traîner nos faméliques
illusions pour, à nouveau, être touchés par la nostalgie des espaces
paternels ? D’abord, sans doute, lui faut-il trouver le chemin de
l’anamnèse. Et le cri profond de la nostalgie.
Nous avons
péché par hybris
Nous avons voulu devenir ‘maître et possesseur de la
nature’ après nous avoir érigés en maîtres et possesseurs du sens.
Nous nous sommes donc mis à développer l’outil avec frénésie. L’outil
intellectuel et l’outil matériel en féconde interaction. Une mécanique qui
grossit et s’emballe de façon exponentielle, gourmande de plus en plus de
matières et d’énergies et produisant de plus en plus de ‘bien-être’. Cet outil
se faisait vecteur de nos euphories. La foi au ‘progrès’, la foi au progrès
exponentiel, la foi au progrès infini, devenait notre nouveau Credo, inspirant
les plus folles idéologies des progressismes de droite et de gauche.
Nous ne l’avons pas chanté longtemps, cet hymne à la gloire de notre
possible infini. Très vite nous avons déchanté ! Pris au piège. Coincés par
nos finitudes et nos impossibles. Affolés tel l’apprenti-sorcier ayant découvert
la puissance de Prométhée en oubliant les limites de son
possible.
N’avons-nous pas fait notre bonheur d’une outilité qui, loin de
notre bonheur, ne tourne que pour le plaisir de tourner ? N’avons-nous pas
profondément aliéné notre être à l’avoir et l’avoir à la consommation ?
N’avons-nous pas enfermé le désir dans le cercle infernal du progrès pour le
progrès, de la croissance pour la croissance, de la rentabilité pour la
rentabilité, de l’accumulation pour l’accumulation, de l’exponentialité pour
l’exponentialité... ? N’avons-nous pas réduit les fins de nos moyens aux
moyens de nos fins ? N’avons-nous pas confondu le sens de l’histoire avec
le non-sens que l’outilité exponentielle a donné à ‘notre’
histoire ?
De telle questions ne peuvent pas ne pas renvoyer à un
questionnement plus large sur la possibilité du bonheur lui-même. Existe-t-il
pour l’homme un bonheur sans limites et partant sans maîtrise des limites ?
Peut-il y avoir vrai ‘progrès’ et vraie ‘culture’, donc véritable humanité, sans
la distance entre bonheur et bonheur ?
Nous avons péché contre l’Ouvert
Nous
avons oublié l’essentielle ouverture de tout système vivant. L’écosystème du
sens encore pluus que tous les autres. Obnubilés par nos prouesses et béats
devant nos aménagements intérieurs nous avons oublié qu’il y a un ‘dehors’ de
notre caverne.
Nous nous sommes mis à boucler en clôture notre
espace d’humanité. Nous avons cru pouvoir faire fonctionner exponentiellement
nos possibilités dans l’enfermement de notre schizoïde autonomie, bouclant en un
gigantesque feed back les sorties de notre système sur ses entrées.
Nous nous voulions maîtres et possesseurs du système total
lui-même. Maîtres et possesseurs de toute sa différence de potentiel.
Maîtres et possesseurs de toute son énergie spirituelle créatrice. Maîtres et
possesseurs de sa source chaude et de son puits froid. Maîtres et possesseurs
non seulement de notre possible englobé mais aussi de notre impossible
englobant.
Ce n’est que pour un temps seulement que le système fermé
peut ainsi se donner l’illusion de tourner quand même. Parce que les élans se
prolongent par inertie cinétique. Parce que les réservoirs ne sont pas encore
vides. Parce qu’il reste les prophètes et les témoins d’ailleurs. Mais
inexorablement joue l’entropie. Mortelle.
Au
moment même où l’homme a cru boucler la boucle de sa propre divinité, déjà se
lèvent les ‘maîtres penseurs’ du soupçon. Les maîtres penseurs du soupçon n’ont
pas fini d’annoncer la ‘mort de Dieu’ que déjà les maîtres penseurs de l’absurde
proclament la ‘mort de l’homme’...
Nous avons péché contre
la Source
Un monde qui méprise les nappes phréatiques de ses sources
en vient vite à être condamné à boire l’eau de ses citernes
frelatées.
Nous avons cru garder la divine démesure en refusant sa
source, l’Alliance, qui lui donne sens. A l’homme schizoïde devenu ’suprême’
revient maintenant la tâche surhumaine d’inventer inlassablement l’homme !
Mais où commencer et où s’arrêter entre la belle ’idée’ de l’Homme et le ‘réel’
de l’humain trop humain ? Comment l’homme va-t-il se trouver une
généalogie ? Comment va-t-il pouvoir se refaire une virginité ? A
quelle source va-t-il puiser le sens ?
Nous pensions nos horizons
illimités. Nous avons cru que, sans l’Autre, tout était possible. Nous avons
déclaré ‘indépassable’ l’horizon de nos idéologies. Mais la
forêt n’est-elle pas justement l’horizon indépassable du chimpanzé ?
Nous n’avons pas fini de mesurer l’étroitesse de notre pensée et des
petites lueurs de nos lumignons que nous prenions pour les ‘Lumières’.
Nous avons péché contre la Source chaude et le Puits froid.
Insouciants des lois de l’énergie et de l’incontournable entropie de tout
système clos. Comment, par exemple, faire fonctionner exponentiellement une
dynamique infinie – le ‘progrès’, tels que nous l’imaginions – à
l’intérieur d’un espace fini ?
Nous avons péché
contre l’humain
Diviser pour régner... Vouloir devenir ‘maître
et possesseur’ a ses exigences. Les corps d’un côté. Les âmes de l’autre. Il est
plus facile de manipuler un corps sans âme. Mais que peut-il rester à la pauvre
âme toute seule sinon de s’éclipser dans les coulisses?
L’homme livré
aux maîtres du soupçon... Quelle image de soi peut bien avoir l’enfant
prodigue en essayant de se mirer dans les flaques troubles de son enclos ?
Cela prend des formes aiguës au tournant du siècle. Après le divin, voici
l’humain soupçonné. Dans ses hauteurs et dans ses
profondeurs.
L’homme, simple produit du hasard et de la nécessité
? Comme un texte incroyablement complexe écrit au hasard avec un alphabet
chimique dans une langue sans significations mais aux règles strictes. Ces
règles corrigent lentement et progressivement le texte écrit et réécrit
inlassablement et mécaniquement durant des millions d’années. Un texte où les
fautes de frappe, les erreurs de duplication ou de transmission se révèlent
elles-mêmes fécondes dans la mesure où elles ne contredisent pas radicalement le
texte en construction. De ce texte il est vain de chercher quelque signification
en-dehors de l’insensé de sa stricte articulation elle-même.
Hasard et nécessité... C’est ce qui reste logiquement lorsqu’à l’être et
à la pensée il n’est plus d’autre possibilité que de tourner en rond dans
l’enclos. C’est-à-dire dans l’horizon indépassable de l’absolu ‘il y a’.
Tous les matérialismes du monde ne peuvent pas ne pas se rejoindre dans une
clôture initiale. L’ultime archè de toute chose, qu’il soit structure ou infime
élément de structure, ne peut être qu’un absolu ‘il y a’, sans raison
précédente, sans plan préalable et surtout sans constructeur. Mais comme la
réflexion part nécessairement d’un déjà-construit hautement complexifié au point
de penser, il s’agit d’expliquer en descendante ‘tomie’ jusqu’à l’insécable
‘a-tome’ et à faire le pari que la montée s’est opérée par processus exactement
symétrique mais inversé. C’est moins dans l’analytique descente que se
reconnaissent les matérialismes que dans le pari sur une montante mécanique.
L’homme, un texte clos sur lui-même ? A la racine de
l’humain, il n’y aurait plus qu’un ‘logos’ brut sans pensée ni penseur, une
règle sans législateur, un langage sans parole et, partant, sans locuteur. Que
peut-il rester de l’homme, fils d’un tel verbe anthropogène ? Que peut-il
rester du spécifique humain ainsi réduit à la radicale insignifiance de la
structure fonctionnant pour fonctionner dans l’absolue finitude de la
clôture ?
L’homme une passion inutile ? La soif démontre par
la négative que la vie n’est pas morte. L’absurde, à sa manière, proteste encore
de l’homme. Tant que crie la protestation la mort n’est pas. Mais que ce cri
cesse pour ne plus laisser place qu’à une passion inutile, alors le
tragique lui-même s’enlise dans le vide infini. Exit homo. L’homme est mort.
Comme Dieu. Et à peine un siècle après lui. Mais n’est-ce pas dans la même
logique des choses ?
L’homme, un faux-semblant ? Lorsqu’à
l’homme est révélée son inanité radicale. Encore bien moins qu’une ‘passion
inutile’. Un faux-semblant qui s’est pris au sérieux durant un court laps de
temps et qui, aujourd’hui, se trouve amené à constater ‘lucidement’ la radicale
fausse-semblance de cette illusion.
La mort de l’homme... Au
milieu de la profonde histoire du ‘même’, l’ ‘autre’, à savoir l’homme, a
dessiné sa figure. Pour un temps seulement. Avant d’être à nouveau ramené au
‘même’ !
En archè nous avions un ‘Je suis’; il nous reste un ‘ça’.
Nous avons troqué le mystère du Père contre la fiction d’Œdipe. Et celle-ci, à
son tour, se révèle superflue. Invités à oublier de qui nous sommes fils.
Devenus orphelins du néant. Car désormais nous n’avons plus besoin de père.
Puisque ‘ça’ marche tout seul !
Nous avons péché contre la
‘maison’ des hommes
Si vaste soit-il notre ‘oïkos’ d’humanité, il
n’est pas possible d’y donner cours à toutes les folies. Nous découvrons que
notre monde n’est pas infini, que la nature ne se laisse pas violer impunément
et que notre ‘maison’ est sacrée.
N’avons-nous pas péché contre les
générations futures ? Gaspillant les précieuses réserves qui leur
appartiennent aussi et les encombrant de nos déchets. N’avons-nous pas péché
contre la ‘famille’ humaine ? La machine de notre bonheur n’a tourné
que pour quelques privilégiés, ‘au nez’ de et souvent ‘sur le dos’ des quatre
cinquièmes sous-développés de l’humanité.
Nous avons péché contre
le Verbe qui nous engendre humains
C'est aux antipodes d'une crise
possible que ‘le’ Discours s'était mis à fonctionner en autonomie. Depuis ses
premiers balbutiements nominalistes, à travers ses jubilations renaissantes,
jusqu'à sa puissance et sa gloire, ce n'était qu'euphorique certitude de
croissance et de progrès à l'infini.
Nouveau logos anthropogène,
substitut schizoïde à la Parole, il s'est cru, comme elle, créateur d'humanité.
Et plus qu'elle, créateur de sur-humanité.
Car il n'y a d'homme que par
un verbe qui le dit et par lequel il se dit en humanité. Et ce verbe,
ultimement, archéologiquement, ne peut avoir que deux origines, soit le
dialogue, soit le monologue. Le dialogue commence avec la Parole de l'Autre. Le
monologue débute avec le Discours de Même.
Le Discours de la modernité, à
sa racine, est décision du second terme de l'alternative. Décision de schizoïde
autonomie anthropocentrique. Cela fonctionne parfaitement bien, nous l'avons vu,
dès le départ, et même, par la suite, de mieux en mieux. Et cela semblait devoir
fonctionner de mieux en mieux jusqu'à l'infini!
Nous avons péché
contre notre héritage d’humanité
Devenus prodigues... Et
quelles richesses n’avons-nous pas ainsi gaspillées ? D’où, en effet,
pouvait nous venir la dynamique derrière notre aventure exponentielle ?
D’où pouvait nous venir la foi en une montée infinie ? D’où pouvait nous
venir cette passion de l’aventure et du risque ? Sinon des exposantes
paternelles ? En cet Occident où s’étreignent, fécondes, depuis leur
première rencontre, les extrêmes différences païennes et judéo-chrétiennes,
quelle accumulation de sens n’avons-nous pas réalisée ?
Ces
gigantesques réserves de sens produites et accumulées par les siècles
d’extraordinaire croissance spirituelle de cet Occident où s’étreignent,
fécondes, depuis leur première rencontre, les extrêmes différences païennes et
judéo-chrétiennes. Ces prodigieuses réserves d’énergie spirituelle rassemblées
au cours de l’aventure chrétienne occidentale par de longues générations de foi,
de prière, de contemplation, de charité, de travail, de sacrifice, de réflexion,
de création, de construction...
Grâce à cette vitalité sémantique, grâce
à cette surabondance d’énergie spirituelle, il n’y a rien que nous n’osions
entreprendre. Croyant trop facilement le sens infiniment disponible, nous nous
laissions aller, insouciants et euphoriques, à le gaspiller toujours plus
allègrement. Prodigues du patrimoine du Père !
Mais jusqu’où peut-on
ainsi se livrer au jeu gratuit et brûler ses réserves avant d’atteindre le point
mort du non-sens absolu ?
Nous
avons péché contre l’énergie spirituelle
Crise de l’énergie... Il en
est beaucoup question aujourd’hui. On pense à la matérielle. C’est l’énergie
spirituelle qui est la plus menacée. On croit l’énergie spirituelle résistante à
toute épreuve. Elle est fragile comme le souffle.
L’énergie spirituelle
se dégrade par démission en chaîne, par d’imperceptibles fragments de démission
accumulées, par d’innocentes minuscules démissions juxtaposées. Les mécanismes
démissionnaires ont besoin, pour fonctionner, de la force que procure
l’illusion. Chacun se croit seul résistant. Tous se sentent noyés dans le ‘on’
qui démissionne. Donc aucun n’ose protester. Et, cercle vicieux, ce silence
collectif conforte les solitudes découragées.
Nous avons péché contre l’Esprit
Notre
péché contre l’écologie de la condition humaine est identiquement péché
contre l’Esprit. Lorsque l’humain se laisse prendre aux mirages de l’originel
tentateur, toujours ‘prince de ce monde’. Rompez la grande Alliance. Prenez
votre autonomie. Bouclez votre monde sur lui-même. Devenez ‘maîtres et
possesseurs’ de vos possibles. ‘Vous serez comme des dieux !’.
Il
est impossible que de l’immanence bouclée en stricte immanence puisse sortir
autre chose que du tautologique trop humain. Il faut à l’homme plus que l’homme
pour devenir vraiment humain. Il lui faut l’Autre. Il lui faut la grande
Différence verticale. Il lui faut le Souffle de Dieu.
Aux commencements
il n’en est pas ainsi puisque tout déborde de la surabondance d’Agapè. Aux
aboutissements il n’en sera pas ainsi puisque tout harmonisera dans le plérôme
du Christ. C’est dans l’entre-deux qu’urge une
conversion.